29.06.2023 - SSR Suisse romande

Compte rendu : pour un usage responsable de ChatGPT

Amélie Boguet, Nathalie Pignard-Cheynel, Anna Jobin, Thomas Deléchat et Gilles Marchand. ©RTS/Jay Louvion

L’intelligence artificielle (IA) ouvre de nouvelles perspectives dans les médias, mais elle présente aussi des risques. Dans quels domaines l’utiliser, avec quels garde-fous ? Autant de questions soulevées lors d’une table ronde, organisée par la SSR Suisse Romande (SSR.SR), avec notamment le directeur général de la SRG SSR Gilles Marchand.

 

Contexte

Le 20 avril dernier, dans le cadre sobre de l’imposant Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, la SSR Suisse Romande a fêté sa nouvelle identité en compagnie d’une centaine d’invités. Si la SSR.SR est effective déjà depuis le 1er janvier 2022, elle n’avait pas été officiellement célébrée. La journaliste Amélie Boguet, responsable des nouvelles plateformes Actu à la RTS et l’humoriste Vincent Kucholl ont animé la rencontre.

La soirée s’est déroulée en deux temps. Avant de débattre de l’intelligence artificielle, la parole a été donnée aux responsables des différents organismes qui constituent la SSR. Ils ont souligné, unanimes, le contexte permanent de transformation dans lequel ils évoluent. En ouverture, Jean-Michel Cina, président de la SRG SSR, a dit combien l’entreprise média publique, à l’image de la société civile, est confrontée à des événements de plus en plus imprévisibles. Il en découle de «l’incertitude et une complexité de gestion».

Jean-Michel Cina préside le Conseil d’administration de l’entreprise qui est aussi l’organe de direction suprême de l’Association  SRG SSR. Celle-ci se compose de quatre sociétés régionales, dont la SSR Suisse Romande pour les francophones. Le président a insisté sur leur double rôle. Les sociétés régionales font mieux comprendre, chacune sur leur territoire linguistique respectif, les fondements et l’utilité de la SSR, au-delà de l’offre de programmes. Elles font aussi remonter vers la SSR les préoccupations de la population qu’elles représentent.

A l’heure où se profile l’initiative «200 francs, ça suffit» qui vise à réduire drastiquement la redevance, de l’inquiétude était palpable chez les intervenants. L’engagement des sociétés régionales pour combattre l’initiative devrait être important. C’est ce qu’a promis Mario Annoni, président de la SSR Suisse Romande.

Ce dernier quittera ses fonctions à la fin de l’année, lui qui avait entamé son mandat en janvier 2020 sous les couleurs de l’ex-RTSR. Il a salué les avantages de la nouvelle identité de l’association romande. Son nom permet notamment au public de l’identifier plus clairement comme entité appartenant à l’Association nationale SSR. Les sept sociétés cantonales membres (SSR Berne, SSR Fribourg, SSR Genève, SSR Jura, SSR Neuchâtel, SSR Valais, SSR Vaud) ont de leur côté adopté de nouveaux statuts.

L’organisation a gagné en cohérence à tout point de vue. En accord avec la stratégie nationale, la SSR.SR a défini ses visions, ses valeurs et sa mission pour les prochaines années. « Nous voulons animer le dialogue entre les médias de service public et la société (…), œuvrer en faveur du développement de l’audiovisuel public suisse », s’est engagé Mario Annoni.

Ces propos sont entrés en résonance avec ceux de Pascal Crittin, directeur de la RTS. L’entreprise est confrontée à des défis tous azimuts et la SSR.SR est un acteur clef de dialogue. Il a évoqué entre autres la nécessité de transformer l’offre en permanence pour servir tous les publics sur tous les supports, l’obligation de s’adapter à l’évolution digitale et à ses conséquences sur l’organisation du travail. De plus, la confiance du public face aux médias s’érode et il se détourne des infos sérieuses. Selon une étude, la Suisse compte 38% « d’indigents médiatiques », soit des personnes s’intéressant uniquement aux news divertissantes. C’est deux fois plus qu’en 2009! Secondé par des équipes solides, le directeur de la RTS s’est dit enthousiaste à l’idée de poser les bases d’une entreprise média du futur.

Autour de l’usage de l’IA et des algorithmes dans les médias

En deuxième partie de soirée, une table ronde intitulée « Intelligence artificielle et algorithmes : défis et opportunités pour les médias » a donné lieu à des échanges nourris entre quatre intervenants. Point d’ancrage de la discussion, ChatGPT, le robot conversationnel mis en service par la start-up californienne OpenAI. Il est capable de générer du texte de qualité avec une étonnante facilité. Selon la demande de l’utilisateur, il peut écrire un poème, résumer un roman, créer du code dans plusieurs langages informatiques, traduire du texte et le restituer en argot comme en langage scientifique. Dans sa dernière version, ChatGPT a même passé certaines épreuves du barreau à New York avec 90% de réussite. Bluffant ou inquiétant ? Une seule certitude, il va impacter des domaines comme le journalisme ou la formation.

Mais comment marche ce produit de l’intelligence artificielle dite générative ? ChatGPT fonctionne comme un réseau de neurones numériques qui s’est entraîné sur un immense corpus de textes. Quand l’utilisateur pose une question, le système ne réfléchit pas, il calcule et donne un résultat. Il ne fait qu’aligner des suites de mots qui sont statistiquement les plus probables, sans intégrer la moindre dimension de sens.

En préambule, la chercheuse Anna Jobin de l’Institut Human-IST de l’Université de Fribourg et présidente de la Commission fédérale des médias s’est interrogée sur le sens du mot intelligence : « Il signifie autre chose en anglais, en français, en allemand. Donc, déjà, c’est un faux ami. En anglais, c’est aussi le renseignement. Cela fait moins référence à l’intelligence humaine », a relevé la spécialiste de l’échange d’informations entre humains et machines.

ChatGPT s’est invité dans la recherche universitaire. « C’est un outil, comme un autre. J’en fais un usage régulier, que ce soit pour un résumé de texte, comme moteur de recherche ou pour explorer de nouvelles idées », a détaillé Nathalie Pignard-Cheynel, professeure ordinaire en Journalisme et information numérique à l’Université de Neuchâtel. La chercheuse insiste sur l’étape suivante : « Toujours vérifier, creuser, recouper les informations. Ne jamais prendre pour argent comptant les résultats. » Au risque d’être dupée. Une réponse de ChatGPT l’avait stupéfaite car elle n’avait jamais eu connaissance de ce qui était avancé. « Après vérification, cela s’est révélé totalement faux, mais était parfaitement vraisemblable dans l’expression. ». La machine peut commettre de grossières erreurs. « Cela questionne sur l’usage de ChatGPT pour les journalistes pour qui la notion de vérité est importante », a mis en évidence l’universitaire.

L’IA génératrice crée du texte, mais également des images. Le logiciel Midjourney, dans sa version 5, peut produire des photos avec des visages parfaitement réalistes. C’est à cette technologie qu’a eu recours blick.ch pour illustrer un article sur de jeunes escrocs dans l’Est vaudois.  Thomas Deléchat, coresponsable de la rédaction romande, a confié que des internautes, journalistes et photographes étaient offusqués de ce trucage de la réalité. «Or nous avions clairement spécifié l’origine de la photo. Un montage photo, réalisé manuellement, de moins bonne qualité, n’aurait pas surpris. Mais l’usage de l’IA inquiète… Les gens craignent de perdre leur métier.»

Selon Thomas Deléchat, sa rédaction utilise encore très peu ChatGPT. Cependant, le journaliste n’ignore rien du potentiel du robot conversationnel ou de logiciels similaires. Relire un texte, améliorer le style, éviter les coquilles, générer le chapeau d’un article, créer des textes courts pour les réseaux sociaux, synthétiser des dépêches d’agence, autant de tâches qui peuvent être réalisées par l’IA. D’où la remarque d’Amélie Boguet : «ChatGPT ne serait-il pas une opportunité pour le journaliste qui, délesté de tâches répétitives, pourrait alors se consacrer à des tâches à haute valeur ajoutée, comme l’enquête, l’approfondissement de sujets ?»

La réflexion autour de l’emploi, avec la disparition de certains métiers et la création d’autres, a fait réagir le directeur général de la SSR, Gilles Marchand. Il en appelle à la responsabilité des entreprises. Il s’inquiète de celles qui seraient tentées d’automatiser les tâches au maximum et limiter ainsi les coûts sociaux, ou de ne pas trop vérifier le contenu des infos reconditionnées par l’IA. Il voit ici la pire utilisation de ces technologies, alors qu’elles ouvrent un champ d’opportunités unique, y compris pour les médias.

Accessible à tous gratuitement, ChatGPT a connu un succès fulgurant, atteignant 100 millions d’utilisateurs en deux mois. Ce n’est pas sans risques. Pour éviter les dérives et favoriser une utilisation consciente et responsable des outils numériques, Gilles Marchand prône une formation à introduire sans tarder dans les cursus scolaires. Il met également en évidence la nécessaire concertation entre professionnels des médias afin d’établir des guidelines : « Quels sont les risques et les atouts de ces technologies pour nos rédactions? Comment les utiliser ? Avec quels processus professionnels audiovisuels? Confrontons nos expériences et analyses au sein de la SSR, puis plus largement dans le cadre de l’Union Européenne de Radio-Télévision. »

Quant à la présidente de la Commission fédérale des médias, Anna Jobin, elle a martelé l’impératif de régulation et de gouvernance qui s’impose dans le domaine de l’IA. ChatGPT a été lancé dans le monde entier par la seule volonté d’OpenAI, à l’origine une société à but non lucratif. Microsoft a depuis investi des milliards. La logique commerciale change la donne.

Par: Marie-Françoise Macchi