08.01.2025 - Médiatic

Des modèles économiques à réinventer pour les médias suisses

© Unsplash

Comment financer l’information dans les années à venir ?

Sinon sombre, l’horizon du paysage médiatique semble quelque peu bouché. Tout en continuant de lever le micro, d’épauler la caméra et de tenir la plume, les rédactions doivent se poser une question fondamentale : comment financer l’information dans les années à venir ? Début 2024, ESH Médias, propriétaire du Nouvelliste et d’ArcInfo, supprimait une quarantaine de postes alors que Ringier, détenant le Blick et L’Illustré, biffait 55 emplois. En août, Tamedia annonçait une restructuration majeure et 290 suppressions de postes. Côté service public, la SSR devra encore économiser 50 millions de francs l’année prochaine. Face aux géants du numérique et aux attentes changeantes des publics, la pérennité des médias, publics et privés, n’est plus assurée.

La particularité de l’information, au contraire des cartouches d’encre par exemple, est qu’elle coûte cher à produire mais rapporte peu, et encore moins en ligne. Et pourtant c’est bien là désormais, en ligne, que l’actualité se consomme, se commente et s’échange. La presse écrite, la radio et la télévision n’ont pas dit leur dernier mot bien sûr, mais la tendance est claire. En 2016, 88% des Suisses utilisaient au moins une fois par semaine les canaux traditionnels (presse écrite, radio et télévision) pour s’informer, contre 69% en 2024 selon une étude du Centre de recherche Public et Société (fög) de l’Université de Zurich.

Inéluctable, le développement de l’info en version digitale a eu un autre effet subtil. La gratuité des contenus sur le web, disponibles à la demande et facilement accessibles, a profondément modifié la perception de la valeur de l’information. Le public est de plus en plus réticent à payer pour un contenu qu’il estime pouvoir obtenir sans débourser un centime. Toujours selon le fög, seuls 17% des Suisses payaient pour des news en ligne en 2023. Les médias doivent donc relever un double défi : s’adapter aux nouveaux comportements des audiences tout en maintenant leur rentabilité. Et par-dessus tout, valeur totémique, continuer de garantir l’indépendance des rédactions.

La bataille publicitaire

Depuis vingt ans, on observe une diminution constante des recettes publicitaires des médias traditionnels au profit des géants du web. Les chiffres ne mentent pas : en 2024, la moitié environ des dépenses publicitaires mondiales sont captées par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Il faut dire que pour les annonceurs, l’offre est alléchante. Ces plateformes ont développé des modèles publicitaires peu onéreux, extrêmement ciblés et donc efficaces, basés sur l’exploitation des données personnelles des internautes. Vous êtes fan de course à pied, de cuisine, de lecture ou de musique ? Vous avez 23, 44 ou 76 ans ? Ces plateformes le savent et vous proposeront des annonces soigneusement sélectionnées sur la base de votre profil. Les médias eux-mêmes diffusent et mettent en avant leurs contenus sur ces plateformes tierces. Consciente de cela, la RTS opère actuellement plusieurs transformations (voir encadré).

Le gâteau publicitaire est donc largement disputé et le potentiel de nouvelles recettes plutôt maigre. « Que ce soit en sponsoring ou en publicité, la RTS étudie des opportunités de recettes additionnelles grâce à de nouvelles offres, de nouveaux dispositifs commerciaux ou encore des développements technologiques. Cela ne compensera certainement pas la perte liée à l’érosion des audiences et des usages médias, mais pourrait néanmoins la freiner », précise Anne-Claire Meiller, cheffe du service Sponsoring et Publicité à la RTS.

Tour d’horizon des modèles économiques

Le financement de l’audiovisuel public européen diffère selon les pays mais repose sur trois sources principales, en plus de la publicité : les redevances, payées par les citoyens ou prélevées sur les factures d’électricité, les impôts ou taxes, et le budget de l’État. En Suisse, 82% des recettes de la SSR proviennent de la redevance payée par les ménages et les grandes entreprises. Les recettes commerciales, en particulier la publicité et le sponsoring, financent le budget à hauteur de 13 %. Et chez nos voisins ? En 2022, sous l’impulsion du gouvernement Macron et contre l’avis de la gauche, la redevance a été supprimée au profit d’un système de financement fondé sur une affectation du produit de la TVA. En Suède, la redevance a également été remplacée en 2019 par une « contribution de service public », plafonnée et proportionnelle, égale à 1% du revenu imposable de chaque Suédois.

Fortement touchée par l’effondrement de la publicité, la presse doit elle aussi réinventer son modèle économique et aller chercher de nouveaux publics, en particulier en ligne. Problème, le prix des abonnements digitaux est inférieur aux souscriptions papier alors que le coût de production de l’info, lui, reste inchangé. Les médias publics peuvent au moins se reposer sur des financements, n’est-ce pas un peu injuste ? « Les éditeurs considèrent que l’offre d’info numérique de la SSR, par exemple le site web et l’application RTS Info, sont une concurrence déloyale parce qu’on y accède gratuitement… moyennant la redevance tout de même ! Une étude récente de l’Université de Zurich a montré que ce n’est pas vrai. Le public qui utilise l’offre numérique de la SSR développe une appétence pour l’information qui le pousse à utiliser les médias privés pour s’informer davantage et obtenir d’autres éclairages. Affaiblir la SSR n’amènera pas comme par miracle une solution aux médias privés. La vérité, c’est qu’ils ont besoin d’être soutenus parce que le journalisme généraliste n’est pas rentable », développe Pascal Crittin, directeur de la RTS.

Un appui des pouvoirs publics

Les débats autour d’une aide supplémentaire, directe ou indirecte, aux médias reviennent souvent sur le devant de la scène. Actuellement, la Confédération alloue chaque année une subvention de 50 millions de francs pour réduire les coûts de distribution des journaux via la Poste. Récemment, le Conseil fédéral a rejeté un projet parlementaire visant à augmenter cette aide indirecte à 75 millions de francs. En 2022, le 13 février, c’est cette fois la population qui rejetait à près de 55% un paquet d’aides de 151 millions de francs destiné aux médias.

Face au manque de solutions au niveau fédéral, certains cantons prennent les devants. Les députés fribourgeois ont voté en mars une loi d’aide à la presse régionale qui offre un abonnement d’un an aux jeunes de 18 ans du canton. La mesure est soumise à une période d’essai de trois ans. En outre, 1,8 million de francs sont consacrés aux investissements à la transition numérique opérés par les médias. Pour François Mauron, rédacteur en chef de la Liberté, « ces mesures vont dans la bonne direction mais ne résoudront pas tous les problèmes. Elles devraient s’accompagner d’une réflexion plus globale sur le rôle des médias à l’avenir. »

Taxer les GAFAM, une solution miracle ?

Comme la « Lex Netflix » qui oblige les plateformes de streaming à investir 4% de leurs recettes dans la production audiovisuelle suisse, pourquoi pas un système similaire pour soutenir les médias, avec la mise en place d’une taxe prélevée sur le chiffre d’affaires des GAFAM ? La question est légitime pour Pascal Crittin : « Google, à lui seul, représente 3/4 de la publicité en Suisse mais ne produit aucun contenu suisse ! Et pendant ce temps, les médias suisses – les privés comme la SSR – doivent couper dramatiquement dans leurs offres et leur personnel à cause de la baisse de la publicité. C’est une question d’intérêt national qui se pose : comment pouvons-nous aider, même si cela resterait marginal, la place médiatique suisse face à la concurrence mondialisée des GAFAM. »

Car ces géants du web profitent directement du travail des rédactions en proposant des aperçus d’articles. Selon une étude commandée par les éditeurs en 2023, les contenus des médias helvétiques représentent une manne financière importante pour Google. Elle chiffre au minimum à 154 millions de francs par an le montant dont la plateforme américaine devrait s’acquitter au titre du droit voisin, comparable au droit d’auteur. Le Conseil fédéral s’est emparé du problème. Un projet de révision partielle du droit d’auteur propose que les grands services en ligne versent à l’avenir une rémunération aux entreprises de médias pour l’utilisation de leurs prestations journalistiques. Le Parlement aura l’occasion de débattre de la question et de prendre une décision politique au premier semestre 2025.

Encadré: La RTS renforce ses plateformes propres

Difficile pour un média d’exister sans une présence numérique forte. Consciente de cette évolution, la RTS concentre ses efforts sur ses propres plateformes : le site RTS (site et applications Info et Sport) d’un côté, Play RTS (site et application) de l’autre. Comme elle l’a fait avec ses présences sur les réseaux sociaux, la RTS simplifie son offre digitale pour mieux répondre aux besoins du public.

Le portfolio a été repositionné afin que chaque portail joue un rôle précis pour le public : « Play RTS doit devenir la plateforme de streaming vidéo et audio incontournable, en proposant des contenus d’approfondissement comme des documentaires, reportages, séries ou films. Le site RTS.ch offre lui de l’information au sens large » explique Anne-Paule Martin, cheffe Digital RTS. Un important travail est en cours pour offrir une meilleure expérience au public. « L’un des objectifs clés est de passer d’un modèle de diffusion centré sur le broadcast (ndlr : la diffusion linéaire en radio et en TV) à un modèle centré sur le public, donc aligné sur ses besoins et ses usages numériques. »

Par Vladimir Farine

Paru dans le magazine Médiatic 229 (décembre 2024)