04.04.2024 - Médiatic

Le journalisme à la reconquête du public face aux nouvelles technologies

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Le métier de journaliste n’a cessé d’évoluer et la profession est aujourd’hui confrontée à plusieurs crises. Outre les problèmes de financement, les changements d’usages et de consommation liés aux nouvelles technologies impactent les pratiques journalistiques. Les canaux d’information – pas toujours vérifiée – se multiplient, faisant diminuer la confiance de la population dans les médias. Les journalistes doivent alors savoir se réinventer pour réaffirmer leur rôle de tiers de confiance informant la population.

 

Les médias sont communément appelés le « quatrième pouvoir », en tant que garant de la véracité et de l’authenticité des informations transmises à la société. Pourtant, la confiance dans les médias n’a cessé de diminuer ces dernières années. Selon le rapport Reuters 2023, en Suisse, la confiance envers l’information médiatique est passée de 50% en 2016 à 42% en 2023. Ce chiffre global est toutefois contrebalancé en fonction de la source de l’information. En effet, le média dans lequel la population suisse a le plus confiance est le service public, soit une confiance s’élevant à 71% pour la RTS. Suivent des journaux régionaux tels que Le Temps (63%) ou 24 heures (59%), tandis que les fournisseurs de courriels tels que MSN (28%) et Yahoo (26%) terminent en bas du classement. Même si la population semble faire la part des choses entre les diverses sources d’information, la confiance globale dans les médias reste basse.

Mieux comprendre ses publics

Nathalie Pignard-Cheynel, professeure ordinaire à l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel, explique que la crise de confiance du journalisme renvoie en grande partie à une crise du lien avec les publics. S’informant de manière croissante via les canaux numériques, les populations, notamment jeunes, se sont progressivement détournées des médias traditionnels au profit de nouvelles sources, confirmant la détérioration de la relation entre les médias et le public. Il est alors nécessaire pour les journalistes de mieux comprendre leurs publics et d’écouter leurs besoins. La spécialiste des médias cite notamment la BBC qui a développé le modèle des « user needs » (besoins de l’utilisateur), qui définit les attentes et besoins du public. Ce modèle est basé sur des piliers tels que la connaissance, la compréhension, les émotions et l’action, qui, mis en œuvre, vont permettre de rencontrer davantage les attentes des publics en matière d’information, pour diversifier la production éditoriale d’un média.

Si cette stratégie provient du monde du marketing, elle peut être intégrée dans une démarche journalistique, tant que les métiers et approches restent distincts et complémentaires : « le journaliste n’est pas là pour faire du marketing ou répondre absolument à une demande, mais il est essentiel qu’il comprenne mieux à qui il s’adresse, pourquoi et comment. Pour cela, il peut collaborer avec des personnes du marketing ». Les rédactions des médias voient, en effet, apparaître de nouveaux métiers qui permettent de soutenir le travail journalistique.

Nouveaux métiers des médias

Parmi ces nouveaux métiers, un certain nombre est lié au digital et aux réseaux sociaux, notamment ceux appelés « Créateur·trices de contenu » ou « incarnant·es réseaux sociaux ». Ces métiers ont progressivement investi les plateformes digitales et ont proposé des contenus adaptés aux nouveaux usages et modes de consommation du public. Ces contenus sont souvent qualifiés de « infotainment », mot-valise formé par la fusion de « info » et « entertainment » (divertissement). Si l’aspect de divertissement est essentiel sur les réseaux sociaux, l’information est de plus en plus recherchée par les utilisateur·trices des plateformes digitales. Les créateur·trices de contenu informationnel sont donc toujours plus nombreux·ses et suivi·es par un nombre croissant du public.

Les médias ont bien compris ce phénomène, ils ont donc investi les plateformes sociales et engagé leurs propres créateur·trices de contenu dans le but d’atteindre de nouveaux publics. Un exemple récent est celui du créateur français « Hugo Décrypte », proposant du contenu informationnel de qualité et très apprécié sur les réseaux sociaux, qui a été engagé par France Télévisions. Cela suscite toutefois un questionnement : est-ce qu’un créateur de contenu peut être considéré comme journaliste ? Nathalie Pignard-Cheynel y répond : « les frontières entre ces métiers sont de plus en plus floues ; cela n’est pourtant pas nouveau. Au début des années 1990, le chercheur Denis Ruellan avait théorisé le fait que le journalisme est la profession « du flou », c’est-à-dire qu’il est parfois difficile d’en définir les frontières et que beaucoup de choses s’y inventent dans les marges, tout en reposant sur des valeurs et des principes déontologiques, clairs et distincts ». Pour la professeure de l’AJM, l’un des enjeux est la transparence du média quant à la nature et à la finalité du contenu produit auprès du public pour instaurer un climat de confiance.

Quand le journalisme s’adapte aux nouvelles technologies

Avec l’évolution constante des nouvelles technologies, la consommation d’information sur les plateformes digitales augmente. Le rapport Reuters 2023 indique qu’en Suisse, la source principale d’information est le digital à 76%, suivie par la TV à 51% et la presse imprimée à 34%. Les médias développent ainsi leur présence en ligne et s’adaptent aux modes de consommation sur ces supports, changeant en partie le travail des journalistes. Si la recherche informationnelle et factuelle reste la même, les modes de narration ont évolué. Les journalistes doivent adapter leur écriture et leur ton au format et à la plateforme. En guise d’exemple, la RTS a développé depuis 4 ans le podcast Le Point J, dans lequel des thématiques de société et d’actualité sont expliquées. Le format court correspond aux habitudes de consommation du public et le ton utilisé est moins formel, plus convivial. Pourtant, l’information journalistique reste de même qualité, s’appuyant sur la recherche et des expert·es intervenant dans chaque épisode.

La difficulté sur les vecteurs digitaux est le flot de contenu informationnel qui s’y trouve, rendant laborieuse l’identification des informations vérifiées. Nathalie Pignard-Cheynel indique que l’enjeu pour les médias est de pouvoir se démarquer en montrant leur plus-value journalistique au public, notamment en proposant une information traitée de manière différente, mais également de favoriser un lien plus direct et interactif avec le public. Ce lien privilégié est notamment ce que l’équipe RTS du podcast Le Point J crée sur la plateforme WhatsApp. Le public peut envoyer par message les questions qu’il souhaite voir développées, réagir aux analyses ou donner son témoignage. Un lien direct et privilégié est ainsi créé avec le public. D’autres médias ont suivi cette tendance. Le rapport Reuters 2023 indique à ce propos que Whats-App est la plateforme sociale la plus utilisée pour s’informer.

Parmi les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle (IA) a pris une place importante ces dernières années. Il est souvent dit que les journalistes pourraient être remplacés par l’IA, mais la professeure de l’AJM nuance ce propos : « l’intelligence artificielle se trouve depuis longtemps dans les médias. Les journalistes l’utilisent déjà, parfois même sans en être totalement conscient·es, notamment dans le cas de transcriptions automatisées, de traductions ou d’algorithmes de personnalisation sur les réseaux sociaux ». La nouveauté se trouve dans les intelligences artificielles génératives, telles que Chat GPT, capables de générer du contenu écrit, photo ou vidéo. Nathalie Pignard-Cheynel explique qu’il est indispensable de comprendre le fonctionnement de ces outils, les règles qui les sous-tendent et d’apprendre à les utiliser, en particulier pour avoir conscience de leurs limites. Il est également nécessaire de cadrer leur utilisation, en particulier au regard des chartes et codes de déontologie journalistique. L’experte des médias donne un exemple d’utilisation de l’IA : « dans le cadre de grandes enquêtes internationales, des journalistes font face à des téraoctets de documents à étudier, ce qui est humainement impossible à analyser sans outil informatique. L’IA peut alors permettre de fouiller dans les données et faire émerger des éléments. Le travail des journalistes ensuite est de pouvoir creuser, interpréter et expliquer ces éléments ». Lorsqu’utilisée à bon escient, l’IA peut donc devenir un puissant outil d’aide au travail journalistique dans lequel le rôle des journalistes reste central pour effectuer un travail de fond apportant une plus-value avérée à l’information.

Le défi humain

Face au développement des technologies, les défis pour les journalistes seront certainement nombreux pour les adopter et les utiliser à bon escient. Toutefois, Nathalie Pignard-Cheynel estime qu’un autre défi se profile : « plus il y aura de technologie, plus nous allons avoir besoin de revenir à des interactions plus personnelles et à une plus value humaine ». Diverses études ont d’ailleurs déjà mis en lumière ce phénomène, soit la recherche de reconnexion physique entre le public et les médias. Cela passe par l’organisation d’émissions en public, de rencontres entre les journalistes et le public ou de visites de rédaction. Le lien humain devient alors un enjeu primordial pour les médias. Ils ont ainsi l’opportunité de consolider leur rôle de garant de l’authenticité et véracité, et renforcer leur position de tiers de confiance auprès du public.

 

Par Marie Jaquet

Paru dans le magazine Médiatic 226 (mars 2024)