Ils ont réalisé leur souhait : devenir producteurs responsables tout en gardant un pied sur le terrain. Elisabeth Logean et François Roulet expliquent comment ils fonctionnent à la tête de Temps présent et réfléchissent à la manière de capter un public plus jeune. Celui qui dévore les docus de Netflix !
Bientôt 55 ans et toujours attractif ! Tel est le sort enviable de Temps présent, lancé le 18 avril 1969 et demeuré une émission stratégique pour la RTS. En atteste ses audiences qui dépassent parfois les 200 000 téléspectateurs. Depuis le début de l’année, le plus ancien magazine de la chaîne romande connaît un nouvel élan avec l’arrivée d’un binôme pour succéder à Jean-Philippe Ceppi, producteur responsable et présentateur de 2005 à 2023. Elle, Elisabeth Logean, 50 ans, était jusque là co-rédactrice en chef de l’Actualité TV. Lui, François Roulet, 41 ans, producteur de Mise au point : la grande édition. « La mise au concours du poste n’incluait pas un duo, remarque le journaliste. C’est nous qui avons chamboulé la proposition. Nous avons postulé à deux, avec la ferme intention de pouvoir continuer à faire du reportage. Ce qui n’était pas possible pour notre prédécesseur, vu l’ampleur de la tâche. »
L’initiative du projet revient à Elisabeth Logean, sûre dès le départ du choix de son compère : « J’ai pensé à François car nous avions une bonne complicité quand nous collaborions à Mise au point. L’idée de cette double casquette l’intéressait également. Pour ma part, j’avais envie de revenir au reportage, une des formes en télé que j’affectionne. Mais j’aime aussi construire des émissions, lancer des sujets, produire.»
Un tournus sur trois mois
Le mandat décroché, les voilà dans le vif de l’action. Depuis janvier, François Roulet est à la production. De son côté, Elisabeth Logean est sur le terrain, absorbée par une enquête délicate. À Pâques, les fonctions s’inverseront. Ceci jusqu’à la grille d’été. Ce tournus, sur trois mois, correspond à la durée de tournage d’un Temps présent de 45 minutes. Ce fonctionnement demande un réglage assez fin, selon François Roulet, avec la nécessité de faire confiance à la personne temporairement aux manettes : « L’idée n’est pas de tout faire à deux. S’il y a une décision stratégique à prendre, soit en termes de planification, questions budgétaires, risques éditoriaux majeurs, forcément l’autre va toujours être dans la boucle. » Cette organisation est facilitée par le producteur et réalisateur Jérôme Porte, en poste depuis 2016 et qui occupe ses fonctions sur l’année entière. Le réalisateur connaît en effet tous les enjeux du job.
Au moment de poser quelques jalons sur l’évolution de Temps présent, les journalistes aguerri·es partent d’un constat : l’appétit du jeune public pour les longs formats. Certes, les micro-reportages de TikTok ou autres réseaux sociaux restent captifs. Mais sur les plateformes de streaming comme Netflix ou Amazon, les jeunes avalent des heures de séries documentaires d’affilée. N’y aurait-il pas là de potentiels consommateurs de Temps présent, dont l’objectif assumé est d’avoir un public plus jeune. Les responsables y croient et leur émission a un atout certain : proposer, aux gens d’ici, des histoires en lien avec leurs préoccupations quotidiennes. « Les géants des plateformes n’ont aucun intérêt à raconter la Suisse romande, un marché trop petit pour être rentable. Le service public est un acteur unique pour s’adresser à ces deux millions de Romandes et Romands », martèle François Roulet.
Embarqué dans des situations de vie
Quiconque visionne un Temps présent des années 70 est surpris par la lenteur des séquences, par le ton désuet des commentaires. Aujourd’hui sur Netflix, les docus ont une dramaturgie hyper travaillée afin de rendre les histoires palpitantes. Un savoir-faire modèle pour la chaîne romande ? « On a envie de garder la qualité audiovisuelle qu’a toujours eue Temps présent mais en faisant évoluer les narrations, qu’elles soient plus proches des gens, plus incarnées », souligne Elisabeth Logean. Son collègue renchérit : « L’idée est d’avoir une émission plus brute, où les spectateur·trices sont embarqué·es dans des situations de vie concrètes des protagonistes. Trop souvent, les témoins restituent des événements a posteriori. »
Suivre l’évolution de protagonistes, les filmer dans un moment crucial, nécessitent un temps de tournage rallongé et différemment organisé. À la place de concentrer le tournage sur un bloc de 12 jours, pourquoi ne pas l’étaler sur les trois mois que nécessite la fabrication d’un long format. Le montage peut, lui, déjà démarrer en parallèle. « Ces propositions bousculent les habitudes de travail et nous en discutons avec les équipes en place », insiste François Roulet, soucieux de concerter tout le monde.
Inverser l’ordre de distribution
Un autre débat a été mis sur le tapis, en lien avec la distribution de l’émission. Son idée phare ? Proposer sur le numérique un catalogue de reportages, de documentaires d’investigation inédits. Ceci indépendamment de la grille antenne. L’émission du jeudi soir diffuserait des contenus déjà accessibles sur la plateforme Play RTS. La chaîne Arte procède ainsi avec succès. La décision finale du projet n’est pas entre les mains de la production mais repose sur des choix stratégiques de l’entreprise.
Côté budget, à l’image de l’ensemble des programmes de la RTS, celui de Temps présent a fondu de 20% en une dizaine d’années. « Concrètement, cela s’est traduit par un minutage réduit des émissions. On s’adapte aux réalités de l’entreprise. En revanche, sur le plan éditorial, on garde une liberté totale », positive le réalisateur Jérôme Porte. Impression partagée par Elisabeth Logean : « Jamais un sujet nous a été refusé. Nos discussions avec la direction portent surtout sur les moyens financiers. »
Investir le terrain politique
Un tiers des reportages diffusés dans la case de Temps présent sont des achats, dont le coût est sensiblement inférieur à ceux produits à l’interne. Les nouveaux responsables comptent clairement donner la priorité à la production propre. Des sujets aux thématiques fortes, comme l’immersion au coeur d’une institution pour enfants autistes ou le ras-le-bol des paysans confrontés au casse tête des paiements directs ont été lancés. Un domaine attise particulièrement la curiosité du tandem : la politique. « On la dit ennuyeuse ? Nous sommes convaincus du contraire. C’est un magnifique terrain de narration, d’histoires à raconter, de personnalités à découvrir », se passionne l’ex-productrice d’Infrarouge. François Roulet évoque de son côté un style de narration à développer, le portrait enquêté, comme celui d’Alain Berset, diffusé le 7 décembre. « Il s’agit de porter un regard critique sur un personnage public emblématique qui fédère ou divise, d’en dévoiler les aspérités ». Le journaliste s’était prêté à l’exercice en 2016 avec un magistral Temps présent, au titre explicite, Moi Constantin, empereur du Valais.
Temps présent a acquis une réputation dans les médias du monde entier avec ses reportages à l’international. « Aujourd’hui, c’est une émission généraliste, avec des sujets de société. Cependant, on défend l’idée de pouvoir envoyer des équipes à l’étranger comme actuellement aux Etats-Unis, en Israël, en Syrie, explique Elisabeth Logean. Nos journalistes portent un regard suisse sur les événements, vérifient ce qu’il se passe sur place avec nos standards de qualité. C’est aussi cela l’ADN de Temps présent ! »
Enfin de l’espace
Depuis le 7 mars, Elisabeth Logean et François Roulet occupent en alternance la présentation de Temps présent dans un décor remanié. Les présentations étaient minimalistes avec Jean-Philippe Ceppi filmé en gros plan, dans le même axe. Le dispositif a été élargi et la personne à la présentation peut apparaître en pied. « On a enfin de l’espace, mot-clef de ce changement », se réjouit le duo. Entièrement repensé aussi le générique, créé par le graphiste Nicolas Barraco. Il est précédé d’un sommaire en images extraites du reportage à venir. En voix off, quelques phrases accrocheuses. Ce teaser a 15 secondes pour capter l’attention des téléspectateur·trices avant le générique récurrent qui aboutit au plateau où l’intro est lancée. L’équipe a prévu de tourner ponctuellement les présentations en extérieur, dans l’environnement du reportage. Pour autant que le sujet s’y prête et ne demande pas un long déplacement.
Par Marie-Françoise Macchi
Paru dans le magazine Médiatic 226 (mars 2024)