À la tête de l’institution depuis juillet 2023, Isabelle Falconnier est journaliste, chroniqueuse, critique littéraire et auteure. Présidente du Salon du livre de Genève entre 2011 et 2018, elle a été rédactrice en chef adjointe de l’Hebdo et déléguée à la politique du livre de la Ville de Lausanne. Rencontre.
Parmi les nombreux débats organisés par le Club suisse de la presse (CSP), une série d’entre eux est spécifiquement consacrée aux médias. Pourquoi ?
C’est la mission même du CSP que de proposer un espace de rencontres, de discussions et de débats autour de la presse et des médias. Il est plus important que jamais de créer du lien au sein de la profession et entre les médias et le public, et de valoriser le journalisme. Les mutations économiques, technologiques, existentielles que traverse le monde de la presse et les médias en général sont rapides et profondes. Il s’agit de les expliquer pour rester en phase avec la société. Le CSP souhaite participer à cette dynamique. L’an dernier, nous avons lancé avec succès un cycle de rencontres, en collaboration avec le CFJM (Centre de formation au journalisme et aux médias) à Lausanne, intitulé Les rencontres du journalisme. Nous y avons évoqué autant la manière dont les journalistes s’emparent de la crise climatique que la critique gastronomique, le journalisme people ou le rôle de l’intelligence artificielle au sein des rédactions. Nous collaborons également régulièrement avec RSF Suisse et la Fondation Hirondelle pour proposer des tables rondes sur des sujets en lien avec la liberté d’expression et l’importance de l’accès universel à l’information.
De grands éditeurs privés (Tamedia-TX Group, Ringier, ESH Médias), mais aussi la RTS n’ont cessé d’annoncer des suppressions de postes. 2024, annus horribilis pour le secteur ?
Ce n’est pas la première année complexe pour le secteur, ni la dernière. Le secteur des médias, tant celui de la presse écrite qu’audiovisuelle, vit une mutation profonde. De nouveaux modèles économiques et éditoriaux se développent. C’est une période à la fois anxiogène et passionnante, parce qu’elle permet d’imaginer et de lancer de nouveaux modèles de médias qui misent autant sur le numérique que sur le papier, sur l’écrit que sur l’audiovisuel. C’est aussi un moment charnière pour la société en général, que ces annonces en lien avec des médias populaires doivent pousser à se demander quelle place et quelle importance elle accorde au travail journalistique et à la qualité de l’information qu’elle reçoit. Mais c’est un moment difficile pour les professionnels des médias, car le défi est que ce métier reste un domaine attractif pour les nouvelles générations, dont on peut faire sa vie professionnelle, avec des débouchés, un emploi.
Le peuple suisse devra voter sur une redevance annuelle au bénéfice de la SSR limitée à 200 francs. Quelle est votre position sur ce sujet ?
À titre personnel, je suis contre l’initiative « 200 francs ça suffit! » et pour le maintien de la redevance en l’état actuel. Je ne pense pas non plus que la baisse proposée par le Conseil fédéral soit un bon signal. Une information nationale, régionale et locale forte est nécessaire et a un prix. Continuer à dévaloriser la production de cette information et l’importance du travail journalistique n’est pas un bon message. Il est prouvé que la disparition progressive du travail d’information journalistique au niveau régional et local exacerbe la polarisation politique et les tensions sociales. Ce n’est donc pas le moment de jouer avec le feu. La SSR a déjà mis beaucoup de choses en œuvre pour compenser la baisse de ses recettes commerciales, travailler à moindre coût. Mais il faut qu’elle reste un employeur fort et une référence en matière médiatique.
L’association Nouvelle Presse a récemment organisé une conférence appelant à ancrer la liberté et la diversité des médias dans la Constitution helvétique. La démocratie suisse a-t-elle besoin d’un article constitutionnel sur les médias ?
Il s’agit d’inscrire l’aide aux médias dans la Constitution fédérale. Dans la mesure où dans notre Constitution figure depuis 1958 un soutien au cinéma, le débat mérite d’être posé. Il est important de créer une base légale qui permette au gouvernement de fournir une aide directe aussi bien à la presse écrite et imprimée – ce qui est impossible actuellement – qu’aux médias en ligne et audiovisuels. Les bases constitutionnelles actuelles, dont l’origine remonte à une époque antérieure à l’arrivée du web, ne correspondent plus à la réalité du 21ᵉ siècle. L’indépendance des médias est garantie par la Constitution, mais une garantie d’indépendance sans moyens financiers est vaine. Un tel article ne donnerait pas à l’État le pouvoir de légiférer sur la production éditoriale des médias. Toutes les solutions qui peuvent contribuer à assurer la pérennité des médias sont à explorer, qu’elles soient privées ou publiques.
La Suisse pointe pourtant au 9ᵉ rang du classement 2024 de Reporters sans frontières (RSF) lié à la liberté des médias, en progression de trois rangs par rapport à 2023, tandis que la France est 21ᵉ et les États-Unis 55ᵉ. Vous peignez le diable sur la muraille ?
La Suisse occupe certes un rang enviable dans le classement mondial de la liberté de la presse publié chaque année par RSF. Mais les voix critiques émanant de la société civile et des médias ne sont pas suffisamment protégées. Les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, ce qu’on appelle les « poursuites-bâillons », sont en hausse dans le monde entier. La Suisse n’est pas épargnée. Plusieurs médias en Suisse romande ont dû y faire face, perdant beaucoup d’argent. Et en 2022, tous les titres du groupe Tamedia ont renoncé à participer à l’enquête Suisse Secrets à cause de l’article 47 de la loi sur les banques. Cette disposition, qui protège le secret bancaire, prévoit qu’un média peut être sanctionné s’il exploite des données bancaires venant d’une fuite. C’est évidemment une entrave claire à la liberté d’informer de la presse.
L’État doit-il soutenir les médias, y compris les « canards boîteux », ceux qui perdent de l’argent ?
L’État soutient le monde paysan, le monde viticole, la santé, l’éducation, la culture, les transports publics, entre autres. On ne demande pas nécessairement aux acteurs de ces domaines de faire du bénéfice. Un soutien proportionné, équilibré et réfléchi aux médias et aux entreprises de presse est important, oui. Une société démocratique saine devrait permettre au travail journalistique de se dérouler de manière dynamique et soutenue. Avec la disparition du modèle dual (50% lecteur, 50% publicité), les sources de financement sont désormais à diversifier au mieux, entre les lecteurs-consommateurs, la publicité, les éventuels soutiens et mécènes privés, la collectivité publique. Perdre de l’argent ne signifie pas que vous faites du mauvais travail, mais simplement que votre activité n’est pas rentable d’un point de vue capitalistique. Par contre, la valeur ajoutée de votre travail peut être inestimable d’un point de vue sociétal, culturel, démocratique. Souhaitons-nous une société où personne ne fait plus contrepoids aux communicants, publicitaires, manipulateurs d’opinions ? Clairement, non. Pour cela, il s’agit de permettre aux journalistes professionnels d’exercer leur métier. On peut imaginer dans une certaine mesure du journalisme citoyen, mais le journalisme reste un métier avec des exigences, de temps, des moyens.
Le CSP a organisé des conférences ancrées dans l’actualité, à l’exemple cette année de débats sur la situation au Proche-Orient ou sur le traitement des élections américaines. Et en 2025 ?
Outre la mission de valoriser les médias, d’être une « maison de la presse », nous avons celle de suivre et valoriser la Genève internationale, ses actualités et ses acteurs. Dans ce cadre, nous organisons régulièrement au Club de la presse des lunch-talks ou tables rondes en lien avec des thèmes internationaux. En 2025, nous allons par ailleurs participer à des événements tels la Semaine des droits humains, le festival Histoire et Cité et le Salon du livre de Genève, qui nous permettent d’élargir notre public.
Par Roland Rossier
Paru en version courte dans le magazine Médiatic 229 (décembre 2024)