«Le dernier tsunami qui arrive est celui de l’intelligence artificielle, qui va à nouveau tout changer.»
Après 23 ans à œuvrer en faveur des médias de service public, le directeur général Gilles Marchand quittera ses fonctions à la tête de la SSR en novembre. L’occasion pour lui de nous partager son expérience et quelques moments marquants de ces années «passionnantes et exigeantes».
Après avoir été à la tête de la RTS, vous êtes devenu en 2017 directeur général de la SSR. Était-ce la suite logique pour vous?
Oui d’une certaine façon, car j’étais le suppléant de Roger de Weck à côté de mes fonctions de directeur de la RTS. Mais en vérité, rien n’est « logique » dans ce genre de mouvement. C’est une affaire de contexte, de moment et de planètes plutôt imprévisibles qui s’alignent. C’est le président de la SSR Viktor Baumeler qui m’avait proposé cela. Et j’ai dû me décider assez rapidement. Ce changement était utile compte tenu des échéances politiques difficiles qui attendaient la SSR. Un peu comme aujourd’hui d’ailleurs.
En tant que Suisse romand, qu’avez-vous pu insuffler de particulier à la SSR?
Bien que respectant tout à fait la diversité, la SSR est majoritairement alémanique dans ses structures et processus. Dans son identité profonde aussi. Sans doute ai-je apporté une autre façon de penser, de décider, d’agir. Je suis francophone et mes réflexes personnels et professionnels sont empreints de cette culture. Notamment dans l’ouverture au monde, le respect de l’altérité et dans la place de l’intuition qui chez moi précède souvent la planification. Mais il faudrait poser la question à mes collègues alémaniques…
Quelles évolutions majeures la SSR a-t-elle connues ces dernières années?
Je crois que l’on peut observer des révolutions successives. D’abord l’arrivée d’internet dans les années 2000. Lorsque nous avons commencé à introduire cela à la TSR, à proposer des émissions sur le web, on peut dire que tout le monde était contre. Heureusement que nous avons tenu bon ! Puis il y a eu la convergence radio-TV-digital, qui a permis aux contenus audio et vidéo de se retrouver tous ensemble sur les plateformes en ligne de la RTS. Là aussi, rien n’était simple, car nous touchions aux cultures profondes de deux entreprises certes cousines mais bien différentes.
Est arrivée alors la vague des réseaux sociaux qui a bouleversé – et brasse encore – la société. Les rapports sociaux se tendent et les médias généralistes sont contournés. Il a alors fallu se demander quelle place le service public devait occuper tout en maintenant un contact direct avec le public.
Le dernier tsunami qui arrive est celui de l’intelligence artificielle, qui va à nouveau tout changer. Car là va se jouer le repérage des contenus, leur découvrabilité. Les systèmes IA vont devancer nos intérêts et besoins, conditionner nos usages. Le public devra lutter pour revendiquer le plaisir de la découverte hasardeuse de contenus. Le service public aura la responsabilité à la fois de garantir la véracité de ce qu’il diffuse tout en laissant ouvert le menu des programmes. Sacré défi!
Que retenez-vous comme principale expérience de vos années de fonction à la SSR?
Que la Suisse est multiple, qu’il n’y a pas une Suisse alémanique mais des Suisses alémaniques. Que la politique multiplie les injonctions contradictoires à l’encontre des services publics et que l’indépendance de la SSR doit être constamment défendue.
Quel souvenir marquant garderez-vous de ces 23 années à travailler pour le service public?
Il y a en a tant ! C’est à mon avis le métier le plus passionnant qui soit. Très exigeant aussi. Une anecdote ? J’adore expliquer à nos cousins alémaniques que c’est sans doute en République démocratique du Congo que le 19h30 touche le plus de monde. Grâce à sa diffusion sur TV5 Monde qui offre une puissante plateforme de diffusion à nos programmes. Cela relativise nos débats nationaux.
Quel message souhaiteriez-vous adresser aux membres de la SSR Suisse Romande?
Ils sont comme le roi Sisyphe de Corinthe qui pousse sa pierre. Il faut inlassablement recommencer à expliquer l’importance du service public, de la SSR, particulièrement dans un pays multiculturel et dans un système de démocratie directe. Je sais que c’est parfois un peu décourageant, mais il faut se battre sur le fond. C’est une certaine idée de ce pays que nous défendons, ensemble. Et là, le rôle des membres SSR.SR est important. Alors je leur dis simplement « merci et continuez ! Ne baissez jamais le pavillon ».
Que pouvez-vous souhaiter à la SSR pour son avenir?
Qu’elle puisse continuer à raconter la Suisse et le monde de manière diversifiée, ouverte, qu’elle puisse continuer à assurer ce lien social si important et qu’elle continue à défendre les valeurs qui sont les siennes, à commencer par le respect des diversités.
Et vous, personnellement, quels sont vos projets pour le futur?
Je vais bien sûr continuer à m’engager pour les médias, pour assurer leur présence, vitale pour nos sociétés démocratiques. Mais je ferai cela dans un autre rôle, un peu plus académique et moins opérationnel.
Par Marie Jaquet
Paru dans le magazine Médiatic 228 (octobre 2024)