30.08.2013 -

Diversités en séries

Le thème peut paraître anodin sauf si l'on considère l'importance culturelle et même sociales qu'ont acquises les séries TV!

Le thème peut paraître anodin. Mais, en considérant l’importance culturelle et même sociale qu’ont acquise les séries TV, il a sa pertinence. La question de la place prise par les feuilletons américains dans l’offre de la RTS, par rapport à des productions d’autres régions du monde, peut se poser.

Il ne s’agit pas de rabâcher une fois encore l’opposition catégorique autant que surannée aux séries en provenance des Etats-Unis, longtemps – et toujours, par certains – dépeintes comme instruments de débilisation populaire massive. Dans un climat de concurrence féroce, la création télévisuelle américaine prouve, depuis quinze ans au moins, son audace et son acuité. Et, à mesure que le gros cinéma hollywoodien s’enfonce dans sa déliquescence mentale, l’intelligence de nombreuses séries états-uniennes n’en finit pas de resplendir.

La RTS ne démérite pas totalement. Elle diffuse, certes en mauvaise exposition horaire, quelques-unes de ces séries américaines haut de gamme, comme Boardwalk Empire. Elle absorbe un peu du réveil créatif qui se manifeste en France. Elle a manqué le virage scandinave, tout en se rattrapant tant bien que mal avec Borgen et, dans une moindre mesure, Varg Veum.

Game of Throne

Mais il est légitime de demander davantage au service public helvétique. Le diffuseur de statut national doit ouvrir les fenêtres. S’agissant de la diffusion de longs métrages, les cinéphiles – et le public plus largement – protesteraient si la TV publique ne montrait jamais, à aucun moment, des films du Japon, d’Espagne, de Corée du Sud ou d’Argentine, pour épingler quelques zones vives sur la carte mondiale de la production audiovisuelle. Désormais, cette exigence d’élargissement des horizons s’applique aux feuilletons. Tout indique que la série triomphe de manière globale, quels que soient son mode de consommation, la diffusion TV ou les déclinaisons connectées au Web. Il est temps que les services publics, et singulièrement la RTS, suivent avec curiosité et ouverture d’esprit cette expansion d’une certaine narration du monde.

Séries américaines, l’overdose?

La surdose? Depuis la rentrée, et jusqu’à mi-septembre, la RTS aura mis sur orbite ou relancé pas moins de huit séries TV américaines. Des poids lourds tels que NCIS – pour une dixième fournée – et des nouveautés parmi lesquelles Chicago Fire, sur le thème classique de la caserne de pompiers, ou Smash, une comédie musicale. Des productions qui s’ajoutent à d’autres, toujours en diffusion ou récurrentes, comme Les Experts.

Chaque semaine, sur une centaine d’épisodes de 35 séries mis à l’antenne, plus de 70 sont américains (lire ci-dessous). Les fictions venues des Etats-Unis occupent les trois quarts des 5000 épisodes diffusés chaque année par les deux canaux romands, une proportion plus élevée que la part de marché du cinéma américain dans les salles (65%).

Alors que le débat sur le service public audiovisuel fait rage, cette question de la présence de la fiction américaine devient constante. Parfois en raison d’une opposition de principe, sans tenir compte du fait que, dans sa palette, la RTS propose des feuilletons américains faisant autorité, par exemple Boardwalk Empire. Toutefois, l’ampleur de l’occupation des grilles par un certain imaginaire «made in USA» interpelle. Auteur d’un postulat à propos des missions de la SSR, le conseiller national Filippo Leu­tenegger (PLR/ZH) ne veut pas trop s’avancer en termes de contenus, mais il estime que le divertissement fait partie de la question plus générale du service public, «qui doit être redéfini, surtout au moment où il dispose de moyens croissants face à un secteur privé en difficulté, en concurrence sur le même marché internet». Il relève les «absurdités» d’offres similaires entre les chaînes publiques – une émission de télé-réalité sur SRF, dans ce cas – et les émetteurs privés. Intervenant volontiers sur les questions de médias, la conseillère aux Etats Géraldine Savary (PS/VD), qui dit «adorer les séries», pose en préambule: «Est-ce que la RTS doit proposer des séries et du sport? Oui. Elle doit même avoir une programmation ambitieuse, aussi bien en cinéma que pour les séries, dont la qualité est parfois supérieure.» Avant de déplorer une «omniprésence des séries américaines, parfois d’une violence limite, comme Esprits criminels, montrée à 21 h, ou en fin de vie telles que Les Experts ou NCIS. Arte montre la voie avec une politique forte, tandis que la RTS a raté le coche de The Killing [Forbrydelsen, le suspense danois original], c’est révélateur… Ils semblent n’avoir plus d’audace.»

Person of Interest

Directeur de la RTS, Gilles Marchand se défend, d’abord sur le principe: «La légitimité et la saveur d’une programmation de télévision généraliste, particulièrement de service public, tiennent à la diversité et à l’équilibre de son offre. Vis-à-vis du public, nous devons être légitimes. Tout le public, celui qui souhaite s’informer bien sûr, mais aussi celui qui aime les séries et le sport.» Et d’ajouter: «Il n’est pas juste de résumer la politique d’achat de fiction de la RTS aux seules séries américaines. La RTS est la chaîne généraliste européenne qui diffuse le plus de films de cinéma français. Ni TF1, ni France 2, France 3 ou M6 ne diffusent autant de cinéma français et européen.»

Si la fiction américaine envahit les grilles, c’est parce qu’elle permet de les remplir à bon prix. Hollywood arrose le monde avec des feuilletons souvent déjà amortis sur le plan national, en modulant les prix selon la taille du territoire. Dans le cas de la Suisse romande, évidemment, la facture est modique. La rediffusion d’un Columbo ou d’une Arabesque en journée ne coûtera qu’un millier de francs. Un épisode inédit en soirée reviendra à environ 6000 francs, très loin du tarif des émissions ou des fictions que la RTS produit elle-même. En moyenne, une série achetée coûte 100 francs la minute; une fiction maison 10 000 francs. Gilles Marchand le souligne: «Nous ne pouvons évidemment pas produire l’équivalent de ce que nous achetons. Nous concentrons donc nos moyens sur la production originale suisse en prime time et tenons nos positions de marché grâce aux achats dans le reste de la grille.»

Et la grille est avide: la fiction (cinéma, séries et téléfilms) la nourrit à hauteur de 65%, «une place énorme, et de nombreuses cases à remplir…» relève Alix Nicole, responsable des achats de fiction. Elle l’assure, «nous sommes conscients de cette omniprésence américaine, c’est pourquoi nous avons créé une case «made in Europe», et nous essayons de plus en plus de proposer les séries européennes aussi en rattrapage.» La danoise Borgen occupe par exemple cette case européenne dès ce vendredi… à 23 h 15. Les responsables de la RTS affirment ne pas faire davantage d’audience avec ce type de fictions s’ils les placent plus tôt dans la soirée. Et ils excluent de montrer des séries sous-titrées, convaincus que ce format fait fuir les téléspectateurs. Une option qui favorise les fictions américaines, déjà doublées en France.

Homeland

De fait, les séries américaines ne dominent pas outrageusement les audiences. Dans le Top 100 de l’année 2012, que la RTS a fourni au Temps, la première série qui apparaît est un chapitre des Experts: Miami, en 27e position, après des émissions propres (Mise au point, A bon entendeur) ou des événements sportifs – l’année 2012 cumulait les JO et l’Euro. Il faut toutefois relever que cet épisode précède de dix places le premier film de cinéma du palmarès, qui occupe le 37e rang. Et ces fictions en feuilletons drainent fidèlement, chaque semaine en début de soirée, leurs 130 000 amateurs, ou davantage. Avec de bons scores chez les 15-49 ans, une cible fort appétissante pour les annonceurs ainsi que les comptables des chaînes de télévision. Y compris ceux du service public helvétique.

«La RTS choisit les méthodes de diffusion des grandes chaînes privées»

Président du Conseil du public de la RTSR, Matthieu Béguelin plaide pour une meilleure exposition des séries «à valeur ajoutée».

Le socialiste neuchâtelois Matthieu Béguelin préside le Conseil du public de la RTSR, représentant de la société civile dans les régions face à la RTS. Ce conseil se penche ces temps sur la question des séries américaines.

Le Temps: La RTS diffuse-t-elle trop de fictions TV des Etats-Unis?
Matthieu Béguelin:
Il y en a trop, par rapport à l’attention que l’on pourrait porter à des séries européennes, par exemple de Grande-Bretagne ou du Danemark. Mais il existe des séries américaines à valeur ajoutée, telles que Boardwalk Empire ou Homeland, qui mériteraient une meilleure case horaire. Et dans le cas de Borgen, dont la RTS montre la troisième saison à plus de 23 heures, on ne comprend pas un tel choix. Rien ne justifie un horaire aussi tardif, d’autant que cette série est assez proche d’une réalité que le téléspectateur suisse peut appréhender. En outre, notre questionnement porte sur la diffusion par deux épisodes; pour des saisons qui comportent 10 épisodes, voire moins, et dont les histoires se suivent d’un épisode à l’autre, la diffusion est achevée en un mois, cela ne permet pas de fidéliser le public…

– A l’heure du DVD et du visionnement en ligne, montrer deux épisodes à la suite, n’est-ce pas une parade des chaînes?

– Elles ont commencé avant le téléchargement – peut-être l’ont-elles même, ainsi, favorisé… Aux Etats-Unis, qui ne connaissent pas cette pratique, les spectateurs attendent! Si c’est possible avec une offre aussi pléthorique que celle des chaînes américaines, on peut imaginer que le public suisse puisse aussi s’enthousiasmer d’une semaine à l’autre. Et il y a d’autres possibilités: la RTS avait montré sa propre série 10 sur Internet avant la diffusion…

– Les grosses séries montrées en début de soirée, «Les Experts» ou «The Mentalist», demeurent très populaires…

–     Elles le sont peut-être parce qu’elles sont montrées à cette heure. C’est la poule et l’œuf. Nous demandons une soirée dédiée aux séries plus construites, qui pourrait commencer par Borgen en premier rideau, puis suivre avec Magic City vers 21h30, pour donner un exemple. Cette dernière a des éléments de violence, mais n’oubliez pas que le contenu des Experts ou de NCIS n’est pas très sympathique. On s’y attarde sur des meurtres, des crimes, des cadavres…

– La chaîne principale de la RTS diffusant davantage d’épisodes américains que TF1, cela pose-t-il une question en termes de service public?

– Nous ne sommes pas très satisfaits de voir la RTS choisir les méthodes de diffusion des grandes chaînes privées. Les grilles se ressemblent. L’argument selon lequel la chaîne publique doit séduire le public peut se retourner: le contenu peut amener un audimat. La qualité de certaines séries justifie une prise de risque. Se concentrer sur la plus-value, pour un rendez-vous hebdomadaire, permet d’aller chercher des bonnes séries en Europe, songez aux anglaises Black Mirror ou The Shadow Line, aux fictions scandinaves, aux nouvelles productions françaises comme celles de Canal +… Il ne s’agit pas d’être élitaire en disant que les gens n’apprécient pas assez les séries de qualité, mais d’affirmer que les téléspectateurs doivent avoir droit à la meilleure qualité.

– Dans ce débat, ne fétichise-t-on pas la diffusion TV alors que les consommations par le Web et les autres écrans s’accroissent?

– Manifestement, le public est toujours là. C’est même une raison de plus pour le fidéliser autour d’un rendez-vous, d’une offre différente. TF1 voit ses audiences baisser, la formule peut s’épuiser. La question est de savoir comment la RTS s’inscrit face à cette grande créativité des séries. Y compris pour ses propres productions. Si les Danois réussissent à attirer 1,5 million de spectateurs avec Borgen, pourquoi ne pas s’en ins­pirer? 

Plus de 70 épisodes américains par semaine

En une semaine, RTS Un et RTS Deux diffusent deux fois plus d’épisodes de séries américaines que TF1. Le plus souvent, la seule RTS Un montre davantage d’épisodes que la grande chaîne privée française. M6, elle, s’illustre, parfois avec TF1, dans des diffusions-fleuves d’épisodes en soirée, mais demeure un peu plus modeste en matière de séries «made in USA». C’est ce qui ressort d’un pointage réalisé par Le Temps.

Mad Men

Les grilles de trois semaines, d’environ 6 h à 2 h du matin, ont été analysées, en septembre 2012, janvier et août 2013. Chaque épisode de production américaine a été compté, y compris les soaps tels que Top Model, mais pas les téléfilms unitaires ni les programmes de jeunesse. Hormis M6, qui accuse une baisse du nombre d’épisodes américains en août dernier par rapport à janvier, les volumes restent stables. En septembre 2012, les deux canaux de la RTS montraient 74 chapitres de fiction américaine, respectivement 43 et 34. TF1 en proposait 37. En janvier, le diffuseur romand offrait 75 épisodes (RTS Un: 48), TF1 38. Et en août, les chiffres sont de 40 sur RTS Un, 31 pour RTS Deux et 41 sur le leader hexagonal. M6 en affichait 28.

Sur le service public romand, les séries américaines accaparent au moins 42 heures de programme par semaine – une estimation prudente, car il s’agit d’une moyenne entre les épisodes de 42 et ceux de 26 minutes. Entre le 17 et le 23 août 2013, la RTS se singularisait par l’occupation de trois débuts de soirée – en comptant le jeudi dès 21h15 – au profit des feuilletons américains; TF1 et M6 n’en consacraient que deux.

Durant les trois semaines étudiées, M6 a battu le record de diffusion d’épisodes en une journée, 14 (le 18 janvier). Chaque jour, la RTS, surtout sur RTS Un, montre entre 2 et 11 épisodes «made in USA», avec des pointes les mercredis et dimanches. 

  • Nicolas Dufour
  • Articles repris du journal Le Temps de Vendredi 30 août 2013

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